Frédérique est repartie à Paris, laissant derrière elle un grand vide. Tout à Kyoto nous la rappelle. Dimanche nous avons donc programmé une excursion de deux jours sur la petite île de Nao-Shima sur la mer intérieure. Elle fait partie d'un groupe d'îles ( Setouchi Islands) et y séjourner se mérite. Mais merci aux Japan Railways et à leurs correspondances minutées, il ne nous a fallu que trois heures ( sans une seconde de retard) depuis Kyoto par l'itinéraire suivant : Kyoto (9h36)-Shin-Osaka (9h50), Shin-Osaka ( 9h59) -Okayama (10h45), Okayama (10h53)-Chayamachi (11h09), Chayamachi (11h21)-Uno (11h46). A Uno, le ferry-boat de 12h15, arrivée à Nao-Shima à 12h35.
Sur l'île, la partie nord est occupée par les raffineries de l'entreprise Mitsubishi et la partie sud est consacrée à l'Art. Entre les deux, les villages de pêcheurs de Miyanoura et Honmura. Comme dans tout le Japon rural, la population vieillit de façon alarmante.
Depuis 1985, la famille Fukutake et sa fondation ( Benesse Foundation), y a oeuvré à la construction de 3 musées, de plusieurs structures d'accueil (des yourtes mongoles sur la plage, à l'hôtel 5 étoiles sur une colline), d'un parc de sculptures ou d'installations, et à la rénovation de maisons du village de Honmura mises à la disposition des artistes dans le cadre du "Art House Project". La philosophie de Soichiro Fukutake (dirigeant milliardaire d'une entreprise d'éditions scolaires, la Benesse Corporation) est que l'art peut et doit faire partie de la vie publique au même titre que l'économie ou la politique. Il pense que l'art peut et doit changer les gens et les choses, peut et doit revitaliser une village, une région. Il a commencé à le faire sur l'ile de Nao-Shima, et étend maintenant son projet aux autres îles de l'archipel Setouchi. A chaque étape, les îliens y sont associés de nombreuses façons et bénéficient des retombées positives du nombre croissant de visiteurs. Par exemple, 300 000 visiteurs étaient attendus pour la première édition de la Triennale en 2010, il en est venu plus du triple.
La Benesse House est l'hôtel-musée voulu par Mr Fukutake et construit par Tadao Ando (c'est l'architecte de toutes les constructions muséales de l'île). Le souhait initial de mêler, art, nature et architecture est parfaitement exaucé. Les bâtiments sont étroitement intégrés dans l'environnement (Le Chichu Museum par exemple est à moitié enterré -Chichu voulant dire souterrain-). Le vocabulaire architectural de Tadao Ando se lit pleinement, béton brut (parfois verni ) impeccable, lignes épurées qui découpent le ciel, bois, sobriété, pas d'esbrouffe. Pour le moment ce n'est pas un endroit pour Jeff Koons ou Takashi Murakami.
Tadao Ando a construit ses musées autour des oeuvres qui les abritent, à l'inverse de ce qui se fait d'habitude, dans un vrai dialogue avec les artistes. Le Chichu Museum (voulu comme un"espace sacré" pour le 21° siècle) n'abrite les oeuvres que de trois artistes: une pièce pour 5 tableaux de la série des Nénuphars de Claude Monet. Time/Timeless/No Time/ de Walter de Maria dans une autre pièce et Open Sky de James Turrel. Sa dernière construction est le Lee Ufan Museum qui honore cet artiste/philosophe coréen.
Dans la Benesse House, qui fut la première phase du projet, des tableaux originaux d'artistes contemporains de renom ornent toutes les chambres. Dans le reste du bâtiment, à l'intérieur comme à l'extérieur d'autres oeuvres ou installations d'artistes tels que : Hiroshi Sugimoto, Yukinori Yanagi, Jackson Pollock, César, Louise Nevelson, Jennifer Bartlett, Calder, Jean-Michel Basquiat, Cy Twombly, Jasper Johns,, David Hockney, Bruce Nauman.... Le soir et tard dans la nuit, après le départ des visiteurs, les clients de l'hôtel peuvent se promener à loisir dans le musée, il n'y a plus de gardien et le seul bruit est celui de leurs murmures. Durant la journée, on peut visiter les autres musées ou tout simplement se promener et voir les oeuvres de Yayoi Kusama, Shinro Ohtake, Kasuo Katase, Georges Ricky, Niki de Saint Phalle, Karel Appel, installées sur un promontoire, une butte, dans un parc, et jusque sur la plage.
Au village de Honmura on trouve les "Art House Project" et à Miyanoura "la seule oeuvre d'art qui se visite nu" : le sento (bain public) de Shinro Ohtake où touristes et villageois se baignent ensemble l'après-midi. A Miyanoura il a aussi le fameux musée "007" consacré à James Bond ( mais je doute qu'il fasse partie des satellites de la Benesse Foundation).
Avec la création en 2010 de la triennale des Setouchi Islands, le projet s'étend encore et les île de Inujima et Teshima bénéficient maintenant des investissements dans l'art de Soichiro Fukutake. A Inujima, qui n'a plus d'habitants, un musée (architecte: Hiroshi Sambuichi, Artiste : Yukinori Yanagi) a été construit dans une ancienne raffinerie de cuivre . A Teshima, dont le nom était jusqu' alors associé à un scandale de déchets toxiques, l'architecte Ryu Nishizawa (agence Sanaa) a dessiné, sur un promontoire face à la mer, le musée destiné à accueillir l'oeuvre de Rei Naito. L'expérience est étonnante.Il faut se déchausser (comme dans beaucoup d'endroits au Japon) avant d'entrer dans le "musée". Rien n'est accroché aux murs, rien n'est posé sur le sol. On entre en se baissant dans une immense pièce voûtée de béton presque blanc où le jour pénètre par deux grandes ouvertures circulaires qui dessinent deux espaces de lumières à chaque bout de la pièce qui n'est ni carrée, ni rectangulaire, ni ronde. Les voix résonnent tellement que l'on parle à voix basse. C'est une cathédrale...
Au début, on ne voit rien et puis le gardien/médiateur nous indique le sol. En faisant attention, on commence à apercevoir des mini flaques d'eau, et maintenant, il faut faire attention à l'endroit où l'on marche, soit pour ne pas se mouiller les pieds, soit pour ne pas interférer avec le processus artistique. L'eau est produite par de tous petits geysers installés dans le sol. Parfois ils sont recouverts par une capsule blanche ou par une petite boule comme une balle de ping pong. Aléatoirement l'eau jaillit en petites quantités de tous ces "geysers". Elle forme des flaques qui bougent, dont une partie se détache pour former d'autres flaques. Le sol étant légèrement en pente sous les deux ouvertures, l'eau finit par y être entraînée sous différentes formes: comme des serpentins, ou des amibes ou des vers transparents. Au début, on ne voyait rien, et maintenant ça grouille de vie. Accroupis, assis par terre, les visiteurs passent de longues minutes à observer minutieusement le sol, à attendre la prochaine goutte d'eau, le prochain glissement silencieux. On peut rester une demi- heure, une heure, plus, on ne verra jamais deux fois la même chose. La seule question que je n'ai pas pu poser, parce que je ne parle pas japonais est : que se passe-t-il quand il pleut?
Nous reprenons nos vélos et après une longue descente vers la mer, nous voici à Karato où tout au bout du village, à la fin d'une petite route qui se termine en chemin de terre au bord d'une plage, dans un sobre bâtiment de bois noirci, comme une cabane, sont enfermées les "Archives du Coeur" de Christian Boltanski. Ici sont conservés les enregistrements des battements du coeur de milliers de personnes. On peut les écouter dans une salle d'écoute, ou les entendre aléatoirement dans un long couloir noir éclairé par une seule ampoule dont la lumière se fait au rythme des coeurs qui battent. On peut même enregistrer son propre coeur. C'était une journée radieuse, le soleil nous attendait au sortir de la salle obscure, la mer nous invitait à y tremper les pieds.
Mr Fukutake et sa fondation ne comptent pas en rester là. D'autres projets sont déjà en cours d'étude ou de réalisation. La deuxième édition de la Setouchi Triennale (prévue en 2013) a été annoncée et des appels à projets ont été lancés. Après plus de vingt ans d'efforts et d'investissements au service de l'art, la "méthode Nao-Shima" est passée d'une expérience pour initiés à un exemple reconnu mondialement. De fait, les musées ou lieux d'art des fondations Pinault ou LVMH ne sont-ils pas déjà dépassés?
Le retour à Kyoto a été aussi facile qu'à l'aller, le ferry de 12h45 nous transportait à Uno pour 13h05, puis Uno (13h41)-Chayamachi (14h04), Chayamachi (14h19)-Okayama (14h34), Okayama (14h58)-Shin-Osaka 15h44), Shin-Osaka (15h53--Kyoto (16h07)
Haiku
Le riz est délicieux-
et le ciel bleu
si bleu (Taneda Santôka)